Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Amazonie, terre promise des Haïtiens
 

Faute d'argents, les réfugiés haitiens s'entassent à quinze dans une chambre louée au prix fort. | Photo Benoit Gysembergh

A lire aussi

A lire aussi

Liens Google

Paru dans Match

Après le séisme de 2010 qui a dévasté leur pays, puis le choléra qui a décimé la population, des milliers de Haïtiens paient des passeurs pour atteindre le Brésil. Pour ceux qui ne sombrent pas en route, la déception est terrible : pauvreté, ségrégation, chômage.

Après s’être extraits gauchement du canot à moteur, ils posent un pied hésitant sur les planches disjointes du ponton, frottent leur estomac révulsé par onze heures de navigation sur l’Amazone et contemplent, médusés, l’étendue de leur déroute. Le port de Tabatinga, sas d’entrée de l’Amazonie brésilienne, se résume aux cahutes où des Indiens Ticunas troquent de l’essence de contrebande contre la cachaça, l’eau-de-vie des Blancs. Sur les quais, des monceaux de ­papayes achèvent de se gâter sous des nuées de moustiques, entre les échoppes de viande veillées par un alignement de vautours impassibles. Et toujours ce fleuve dont on ne sait jamais où il commence et où il finit. C’est donc cela la terre promise, le Brésil, ce géant dont ils attendent tout ? Un enfer mou dont on ne s’échappe pas, cerné par la forêt, strié par ce fleuve maudit. Le choc est d’autant plus violent que le Graal a été atteint au prix d’un marathon durant lequel ces Haïtiens, qui, pour la plupart, n’avaient jamais quitté l’île d’Hispaniola, ont conjugué trois éléments. Partis en bus de Port-au-Prince, ils ont rallié Saint-Domingue par la route pour s’embarquer sur un vol à destination du ­Panama, puis du Pérou. De Lima, ils ont gagné Iquitos avant de descendre l’Amazone sur le « rapido », sorte de Bateau-Mouche pourvu de puissants moteurs. « Je n’avais jamais pris l’avion ni le bateau, mais le pire a été l’arrivée, raconte ­Wilson Baptiste, 32 ans, originaire de Fonds-des-Nègres. J’avais en tête d’autres images du Brésil : les stades de football, les gratte-ciel de São Paulo, la baie de Rio. En débarquant, j’ai découvert que les Brésiliens pouvaient être aussi pauvres que nous. » Tabatinga, ville frontalière de 52 000 habitants, nichée dans une courbe de l’Amazone, n’est pourtant pas le Brésil. C’est un hypothétique entre-deux, ou plutôt un « entre-trois ».

L’ancien comptoir de colons ne possède rien de remarquable, si ce n’est sa position géographique. En moins d’une heure, on peut y boire une bière glacée dans une taverne du port puis déguster un ceviche de l’autre côté du fleuve à Santa Rosa, la péruvienne, avant d’aller danser au Boa, la boîte huppée de Leticia, la colombienne, reliée à sa voisine brésilienne par l’avenue de l’Amitié. Les touristes latino-américains qui viennent ici jouer à saute-frontières rentrent chez eux ravis, convaincus d’avoir visité à bon compte trois pays. Mais pour les milliers d’Haïtiens en route vers le rêve brésilien qui échouent dans ce triangle des Bermudes amazonien, c’est une autre histoire. « Les “coyotes”, les passeurs, leur ont vendu un paquet “tout compris”, explique sœur ­Patricia, une ursuline italienne qui, dans son église du Divin Saint-Esprit, s’efforce de pallier la précarité des naufragés de l’Amazone. Ils leur assurent qu’à Tabatinga ils obtiendront leur visa en trois jours et qu’il ne leur restera plus qu’à gagner Manaus pour trouver aussitôt du travail. Résultat : beaucoup arrivent avec très peu d’argent, ayant tout sacrifié au voyage, pour découvrir que les formalités prendront au mieux trois ou quatre mois. » Encalminés au bord du fleuve, seule porte de sortie vers l’intérieur du pays – avec l’avion, hors de prix –, ils sont aujourd’hui près de 1 400 Haïtiens à attendre que le gouvernement brésilien leur accorde le précieux ­sésame.

Réfugiés économiques, humanitaires

Nul ne sait vraiment comment cette migration, à l’opposé des routes traditionnelles empruntées par les Haïtiens – Etats-Unis, Antilles, France –, est née. Une thèse veut que ce soient des militaires brésiliens de la Minustah, commandant le déploiement onusien en Haïti, qui, émus par des rescapés du séisme de 2010, aient pointé sur une carte cette localité perdue au cœur de l’Amazonie. L’émergence du Brésil, qui se promet de ravir à la France le rang de 5e puissance mondiale dans les deux prochaines années, a fait le reste. « Avec l’organisation de la Coupe du monde de foot en 2014 et les Jeux olympiques de 2016, nous sommes sûrs de ­trouver ici du travail », croit ainsi savoir Frisner Lemorin, un maçon de Port-au-Prince. Sœur Patricia, qui se charge de ­transmettre à la police fédérale les listes de demandeurs de visa, note une accélération des arrivées : 2 841 en 2011 mais déjà 360 pour la seule première quinzaine de janvier. Parmi les nouveaux venus figurent de plus en plus de femmes enceintes : la naissance sur le sol brésilien donne automatiquement la nationalité à l’enfant et facilite les démarches des parents. Sœur Patricia a comptabilisé dix accouchements en 2011, et quinze Haïtiennes présentent une grossesse avancée. Devant le nombre, il a bien fallu dépêcher à Tabatinga trois fonctionnaires supplémentaires pour renforcer le seul policier fédéral en charge des migrants. Au rythme de 200 par semaine, ils délivrent désormais des visas de cinq ans qui ouvrent aux Haïtiens le droit de travailler et de faire venir leurs parents et enfants au Brésil. « Ce n’est pas un statut de ­réfugié politique, souligne la religieuse, car ils n’en réunissent pas les conditions. Il s’agit plutôt d’une sorte de visa humanitaire, créé à leur intention. » Pour conjurer l’afflux des illégaux, le gouvernement de Brasilia vient d’adopter une série de mesures qui vise à la fermeture progressive de sa frontière amazonienne et à la délivrance exclusive de visas dans son consulat de Port-au-Prince. Il en faudrait plus pour enrayer le commerce des passeurs. « Ils trouveront d’autres routes », estime Jean-François Carl-Henry, débarqué le 27 décembre de Petit-Goave.

A Manaus, pour la Coupe du monde…

Comme beaucoup de ses compagnons d’infortune, ce gaillard de 37 ans a travaillé au sein des ONG accourues en Haïti au lendemain du tremblement de terre. Il a été assistant logistique pour Médecins du monde et magasinier pour Handicap international. Mais, l’émotion dissipée, beaucoup d’organisations humanitaires ont plié bagage ou réduit la voilure. Sur un coup de tête, Jean-François a confié toutes ses économies, 2 300 euros, à un coyote de Cap-Haïtien. « La plupart des passeurs sont de Cap, confie-t-il. Ce sont eux qui s’occupent de tout. Ils donnent rendez-vous par téléphone au consulat de Saint-Domingue, où il faut débourser 100 euros pour le visa. Le reste va aux billets d’avion, aux bateaux et à leurs bénéfices. A chaque étape, quelqu’un nous attend pour nous conduire à la suivante. Parfois, il faut rajouter de l’argent. » Les tarifs pratiqués oscillent entre 2 000 et 4 000 euros selon la destination. Manaus est la plus prisée : la capitale amazonienne est devenue le nouvel eldorado des Haïtiens, qui sont déjà plus de 3 500 à y vivre. Les hommes travaillent le plus souvent dans la construction, notamment du stade qui sera mis en service lors de la prochaine Coupe du monde ; les femmes se font engager dans la restauration ou comme domestiques. La Guyane, elle, ne fait plus rêver : moins de 10 % des migrants envisagent de rallier le département français. Mais, en raison de la distance, c’est la route la plus chèrement facturée. Pour s’acquitter des sommes demandées, les candidats au départ ont souvent sollicité leurs familles, avec promesse d’un « retour sur investissement ».

Marielle Guerrier, 26 ans, originaire de Jacmel, a perdu sa mère dans la grande épidémie de choléra et son plus jeune frère dans le tremblement de terre. Elle s’est tournée vers Makinson, son cadet survivant, qui a vendu ses deux motos pour financer son périple. Après trois mois et neuf jours à ­Tabatinga, Marielle a dépensé jusqu’au dernier sou. Elle vient d’obtenir son visa, mais il lui faut encore 130 euros pour payer le bateau vers Manaus. Devant la cabine téléphonique, où, comme chaque jour, les naufragés de Tabatinga s’agglutinent pour donner des nouvelles au pays, Marielle hésite. « Je n’ose pas réclamer, souffle-t-elle. Toute la famille a les yeux rivés sur moi et je ne veux pas les décevoir. » A ses côtés, Paul-Eric Florestal demeure silencieux. L’ancien tailleur de Cabaret, ex-Duvalier-Ville, qui a perdu lui aussi sa mère et son frère dans le séisme, est ­désormais dépourvu de recours. Il a financé son voyage par le biais d’une de ces officines qui, sur l’île, prêtent aux candidats au départ de faibles sommes, à des taux prohibitifs. Son pécule fondu, il recherche désespérément un de ces petits boulots que ses compatriotes s’arrachent, pour moins de 10 euros par jour. Comme celui qui consiste à vendre « Dix minutes », le quotidien local qui se fait régulièrement l’écho de l’exaspération des autochtones à leur égard.

Arnaques et racisme

Car, après l’accueil chaleureux des premiers mois, la ­défiance s’est installée. « Cette ville n’était pas préparée à les recevoir seule, sans l’aide de personne, estime sœur Patricia. D’autant que, fragilisés, les Haïtiens se regroupent et forment une communauté très visible. » A Tabatinga, un Noir se ­repère aussi facilement qu’un humanitaire blanc en goguette à Cité-Soleil, le principal bidonville de Port-au-Prince. La ville est peuplée exclusivement de « caboclos », métis d’Indiens et de Portugais. Avec 40 % de sa population vivant sous le seuil de pauvreté, c’est aussi l’une des plus déshéritées du Brésil. « Quand un caboclo se présente pour un travail, sur un chantier ou sur le port, il est confronté à la concurrence des ­Haïtiens, beaucoup moins chers, assène Saul Nunes, le préfet de Tabatinga. Qu’on le veuille ou non, ces migrants privent d’emplois la population locale. »
La rumeur, perfide, matérialise les craintes. Elle dit les « Africains » porteurs de virus mortifères. On évoque une épidémie de choléra. A Manaus, la mort récente d’un Haïtien malade du sida, tout juste débarqué de Tabatinga, ­enflamme les esprits. Celle de Carmelith Jean-Baptiste a provoqué aussitôt le déploiement d’un cordon sanitaire autour de sa maison. Carmelith, 33 ans, venue d’Iquitos, a succombé à la dengue une semaine après avoir posé le pied sur le sol brésilien. « Ici, aucune Blanche ne m’a jamais adressé la parole, constate tristement Wilson, son cousin. Je vois bien dans leurs yeux qu’il y a un problème. » La petite communauté, très soudée, ­accuse en retour les ­habitants de profiter de leur misère. La moindre chambre se négocie à près de 200 euros par mois, trois fois son prix. Faute de ressources, les Haïtiens s’y entassent à dix ou quinze. Dans cette ville de colons où le comble de l’élégance consiste à porter le dimanche une casquette ­siglée d’une marque de bière, en sus de l’éternel short, le raffinement vestimentaire des Haïtiens renforce les malentendus. « Les caboclos remarquent qu’ils sont bien habillés, souligne Marcos Leitão, un des responsables d’une mission de MSF Brésil. Et comme ils les voient en plus retirer à la banque de l’argent envoyé par les familles, ils s’imaginent que les ­Haïtiens sont riches. »

Ce matin, embarquement à bord du « Manoel Monteiro », vieille coque rouillée qui, en trois jours, relie Tabatinga à ­Manaus. Sur les 150 passagers, la moitié sont des Haïtiens qui viennent d’obtenir leur visa. Nous retrouvons quelques-uns de ceux que nous avons côtoyés pendant une semaine. Comme Maxo Exantus, le prédicateur de l’Eglise évangéliste qui, il y a trois jours, nous assurait qu’il partirait « le dernier ». Mais il n’y a pas de bon Dieu qui tienne quand un coup de tampon sur un passeport vous ouvre des horizons si longtemps désirés. Sur le pont ­supérieur, Marielle, qui a finalement obtenu l’appoint de sa belle-mère pour poursuivre son voyage, esquisse un pas de danse. Les autres l’imitent, saisis par l’euphorie après des mois d’immobilisme. Mais lorsque le « Manoel Monteiro » appareille dans un mugissement de sirène, les visages redeviennent graves. Tous savent désormais que l’eldorado est pavé d’embûches. Et que là-bas, dans les entrailles de ce pays-continent dont ils ignorent tout, les attendent d’autres coyotes, d’autres souffrances, d’autres ­préjugés.Point final

http://www.parismatch.com/Actu-Match/Monde/Actu/Amazonie-terre-promise-des-Haitiens-378253/

Tag(s) : #Dossiers spéciaux, articles et vidéos
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :