Par Michel-Ange Momplaisir
Avant d’entrer dans le vif du sujet, permettez-nous de nous situer dans le cadre de ceux qui sont convaincus, pour reprendre Kierkegaard dans Le Traité du désespoir, « que l’homme est une
synthèse d’infini et de fini, de temporel et d’éternel, de liberté et de nécessité, bref une synthèse. » Pour le croyant que nous sommes, l’homme a son identité dans l’infini. "L’Homme passe
infiniment l’homme".
Voilà pourquoi notre paysage métaphysique se situe dans celui de l’Ens ut causatum, en d’autres termes l’Être comme cause. Plus précisément, un « nécessairement Existant qui n’a pas de
cause et qui est Cause des causes », comme l’écrit dans sa Métaphysique du Shifa le philosophe arabe Ibn Sina (980-1037), nom traduit en français par Avicenne.
Toutefois, nous respectons profondément les athées. Ce mot d’André Frossard nous revient à l’esprit : « Les athées militants sont ceux qui croient tellement en Dieu que la manière de
croire en Dieu des autres ne leur donne jamais satisfaction. »
Qu’est ce que la science ? Du latin sciens, scientis, ou encore de scientia, en grec épistémè, une connaissance certaine, rationnelle, portant sur la nature des choses et/ou sur les
conditions de leur existence, obtenue soit par démonstration, soit par observation et vérification expérimentale. Aussi, Aristote, dans les Seconds Analytiques (I, 33), déclare-t-il que « la
science et son objet différent de l’opinion (la doxa) et de son objet, en ce sens que la science est universelle et procède par des propositions nécessaires et que le nécessaire ne peut
être autrement qu’il est. L’opinion (la doxa) s’applique à ce qui était vrai ou faux peut être autrement qu’il n’est. » Muhammad Ibn Rushd, traduit en français par Averroès (1126-1198), met aussi
l’emphase sur la démonstration: « De la parole divine relève aussi ce que Dieu communiqué aux savants, qui sont les héritiers des prophètes, par l’intermédiaire des démonstrations. »
Auguste Comte résume: « Science, d’où prévision, prévision, d’où action. »
Qu’est-ce que la religion ? Selon une étymologie qui remonte à Cicéron (106-43 av. JC), dans son De natura deorum (II, 28, 72), le mot religion vient du latin relegere, relire. Religiosi
qui diligenter retractare et tamquam relegere…, écrit-il. Donc, « sont religieux ceux qui révisent et pour ainsi dire relisent avec discernement les questions concernant le culte des dieux.
»
Cicéron ne définit pas la religion. Cependant il en admet sa capacité de réflexion. Aussi, la distingue-t-il de la superstitio, la superstition, qui n’en a pas, et que le latin traduit
souvent par religio.
Une autre étymologie, cautionnée par saint Augustin (354-430), se retrouve à l’aurore de la Patristique, la philosophie des Pères de l’Église, chez Lactance (250-325), dans son livre, les
Institutions divines (Livre III, § 9). Selon lui, le mot religion vient du latin religare, relier. Donc, « un lien de piété » que la religion, nous dit Lactance. Parce que, précise-t-il, «
Dieu se lie à l’homme et l’attache par la piété. »
Notons qu’au latin religio la langue grecque ancienne n’offre aucun vocable équivalent. Ce qu’on appelle la piété, couramment attribuée à la religion de la Grèce antique, se résume
à l’eusébeia (εύσέβεια), c’est à dire le respect des règles, des rites et des pratiques cultuelles de la cité, sans une quelconque implication de croyance personnelle.
Essayons maintenant de cerner la religion dans son essence même, c’est-à-dire dans ce qu’elle est. Nous pouvons alors avancer avec le professeur de philosophie de la religion (Université
de Montréal), Jean Grondin, « qu’elle est un culte symbolique et croyant qui reconnaît un sens au cosmos et à l’expérience humaine. » Une définition approchée. Du grec sumbolon (σύμβολον),
dérivé du verbe sumbolein, joindre, le symbole, porteur de sens, réalité visible, traduit l’invisible. Pour Hegel, « le symbole est un excès de sens. » Voilà pourquoi le néo-kantien Ernst
Cassirer (1874-1945) a fait une lecture subjectiviste de la fonction symbolique. Tant il est vrai que pour l’homme religieux (qui ne l’est pas peu ou prou ?), « le réel a un sens qui l’habite et
qui le dépasse. »
Selon la typologie du sociologue Charles Glock et le schéma des « dimensions de la religiosité » de Jean-Guy Vaillancourt, qui se veulent des approches essentialistes, la foi est une
dimension essentielle de la religion. D’un autre côté, existe-t-il un savant sans la moindre foi en la science?
En règle générale, la foi est une disposition d’esprit qui consiste à accorder sa confiance à la parole de quelqu’un d’autre ou à une œuvre humaine. Dans la philosophie grecque, la foi,
la pistis, était considérée comme une espèce de croyance, une opinion, une doxa, opposée à la véritable connaissance, celle de la science, l’épistémè, comme indiquée supra.
Suivons maintenant la démarche de saint Thomas d’Aquin. Ce dernier n’hésite pas à prendre le contre-pied de la philosophie grecque. L’Aquinate conçoit l’idée d’une foi qui, loin d’être
une doxa, un manquement aux exigences de la raison, est au contraire, une vertu, c’est-à-dire une disposition de l’âme moralement nécessaire.
Intellectualiste, le Docteur angélique définit l’acte de foi comme un acte de l’intellect. Car il s’agit ici de l’assentiment au contenu intelligible d’un jugement. François Suarez
(1548-1617) appelle L’Aquinate le Docteur intellect
Dans la science, l’épistémè, l’intellect, selon le saint Docteur, est mû par l’évidence de son objet. La preuve fait voir pourquoi la conclusion est vraie.
Dans le domaine de la religion, l’intellect ne peut donner son assentiment que s’il est mû par la volonté à le faire. On croit parce qu’on veut croire, ce qui n’a rien d’arbitraire, dès
lors qu’on y est motivé par de justes raisons.
Dans la foi religieuse, l’intellect montre à la volonté pourquoi il est nécessaire de croire, et la volonté commande l’assentiment de l’intellect à ce que celui-ci ne peut savoir. La foi
théologale ne saurait être une vertu si elle n’était raisonnable, et elle ne saurait être raisonnable si elle ne disposait de raisons de croire qui lui permettent d’être autre chose qu’une
décision arbitraire. Par conséquent, nul ne saurait dire autant en science qu’en religion: « On croit qu’on croit, mais on ne croit pas », pour reprendre Maurice Merleau-Ponty. Dès lors,
faisant chacune appel à la raison, science et religion ne sont pas contradictoires, mais se situent sur des plans existentiels différents. Jacques Bénigne Bossuet (1627-1704) et, quoique
augustinien, François de Salignac de la Mothe, alias Fénelon (1651-1715), souscrivent à l’argumentation de l’Aquinate.
Citons un passage de notre livre, non encore édité, Le vodou haïtien dans l’arc-en-ciel des religions: Essai de phénoménologie comparée des religions :
« Si Dieu, pour répéter Sully Prud’homme, c’est ce qui me manque pour comprendre, la foi n’est pas non plus un saut qualitatif dans l’absurde, selon le mot de Kierkegaard, un saut
déchirant et tragique, ajoute Claude Tresmontant. Certes, le point de départ de la connaissance de la divinité demeure le sentiment. Toutefois, la raison humaine peut aussi y accéder à
partir de l’œuvre de la création. Une donnée fondamentale chez saint Thomas d’Aquin. Contrairement au Docteur angélique, Luther ne s’en remet qu’à la foi, sola fide, seulement la foi. Un
tel fidéisme suffit-il ? Pourtant, l’Apôtre Paul dans Colossiens (1, 9) présente la foi, non pas comme ivresse dionysiaque, la joie des illuminés, dirait Hegel, mais comme sagesse, intelligence
spirituelle, suneis pneumatikê (σύνεις πνευματική).
C’est la raison qui appelle la révélation, et c’est à la raison que la révélation s’adresse. C’est à la raison que Dieu parle, c’est à la raison qu‘Il demande la foi, et Il ne la lui
demande qu’après lui avoir fait voir que c’est bien Lui qui parle.
Par contre, le croyant doit se garder de verser dans l’ontologisme excessif de la Vision en Dieu soutenue par Malebranche. Autrement dit, c’est en Dieu, et seulement en Lui, que l’esprit
humain atteint la norme de son jugement.
Bien entendu, l’homme n’est pas non plus à lui-même sa propre lumière. Quoiqu’il en soit, le croyant ne doit pas abdiquer sa raison.
C’est pourquoi le grand théologien Karl Barth parle du pôle objectif de la foi. Rudolf Bultmann (1884-1976), le Maître de Marburg, soutient que la foi et la raison ne s’excluent pas.
Crede ut intelligas, intellige ut credas, crois pour connaître, connais pour croire, le mot-clé de saint Augustin (354-430). Non crederem nisi viderem esse credendum (je ne croirais pas si
je ne voyais pas qu’il faut croire), ajoute-t-il. Souvenons-nous aussi de la devise d’Anselme de Cantorbéry (1033-1109) : Fides quaerens intellectum, la foi en quête de l’intelligence.
Hegel a fait l’éloge de ce génie médiéval.
C’est la raison qui juge de l’authenticité des messages divins. La pensée intuitive doit collaborer avec la pensée discursive. À bien considérer, la religion est du même ressort que la
science. Les deux se veulent à leur manière une explication rationnelle du monde.
Averroès va plus loin. Dans son Traité décisif il affirme que la religion doit être interprétée à la lumière des choses qui tirent leur certitude non pas d’autres choses, mais
d’elles-mêmes, d’apodictiques, de prémisses évidentes par soi. Averroès s’en prend aux deux courants théologiques de l’islam, le Mu’tazilisme, prétendument axé sur la raison, et
l’As’arisme, une doctrine opposée.
Élève d’Averroès, le médecin philosophe d’origine juive Moïse Maïmonide (1135/1138-1204), dans le Morèh Névoukhim, le Guide des indécis ou des perplexes, soutiendra que la foi exige
l’intelligence. La philosophie doit se modeler sur la géométrie, précise le Maître cairote. La voie est déjà tracée pour le more geometrico demonstrata (selon l’ordre géométrique) de Spinoza.
Pascal solutionne le délicat problème des rapports pistis/epistemè, c’est-à-dire de la foi et de la science, par cet aphorisme : Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout le
dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme.
(Notons que saint Thomas d’Aquin a beaucoup lu les texts des penseurs arabophones traduits en latin au XIIe s. par Dominicus Gundisalvi de Tolède).
L’éthologiste et évolutionniste Richard Dawkins s’est demandé s’il était possible de mieux expliquer Dieu et la religion que comme des « pollutions de l’esprit. » Science et religion ne
s’opposent pas. Rappelons cette pensée de Louis Pasteur (1822-1895) : « Un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup nous en rapproche. »
Il existe de parfaits savants croyants. Avicenne (Ibn Sina en arabe, comme déjà mentionné) en est un. Coryphée du monde de son temps, il fut considéré comme l’autorité dans toutes les
facultés de médecine du Moyen-Âge, son enseignement incontournable jusqu’à la découverte en 1628 de la grande circulation sanguine par l’Anglais William Harvey. À Ibn Sina (Avicenne) nous
devons la première description clinique de la méningite.
Nous viennent à l’esprit, en dehors de Louis Pasteur: Blaise Pascal, Claude Bernard, Yvette Bonny , Alexis Carrel, Paul Chauchard, Pierre Duhem, Pierre Teilhard de Chardin, Albert
Einstein, Stephen Hawking, Georges Henri Lemaître, Louis Leprince-Ringuet, Gregor Mendel, Lecomte du Noüy, pour ne citer que ceux-là.
Dans ses Principes de médecine expérimentale Claude Bernard affirme que « la foi est extrarationnelle. » Il ajoute que « les sentiments religieux de chacun sont respectables et sacrés.
»
Pour terminer, écoutons Miguel de Unamuno (1864-1936): « Dans la religion s’unifient la science, la poésie et l’action. »
Enfin, Albert Einstein, le génial savant du XXe siècle: « La science sans la religion est boiteuse, la religion sans la science est aveugle. »
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.- Les idées maîtresses de la métaphysique chrétienne, Éd. du Seuil, 1962, p. 94.
. - Bizarrement, Thomas d’Aquin a été condamné en deux fois par l’Église, en 1270, et en 1270. Luther a été rejeté aussi par l’Église
romaine.
.- Cardinal Victor Auguste Isidore Deschamps, Histoire du Concile du Vatican, cité par Claude Tresmontant in Les idées maîtresses de la
métaphysique chrétienne, p. 97.
.- Cité dans Atlas de la Philosophie, La Pochothèque, 1999, p. 69.
Michel-Ange Momplaisir