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  Par Michel-Ange MOMPLAISIR*

 

Fragment 1

 

« Morceau de mystique égaré dans ces histoires atroces. »

(Simone Weil : La connaissance naturelle, page 236, Gallimard)

 



ANCIEN DOYEN DE LA FACULTÉ DE MÉDECINE ET DE PHARMACIE,

ANCIEN VICE-DOYEN DE LA FACULTÉ D’ETHNOLOGIE-SOCIOLOGIE PSYCHOLOGIE

(UNIVERSITÉ D’ÉTAT D’HAÏTI)

 

 

 

 

LE VODOU HAÏTIEN DANS L’ARC-EN-CIEL DES RELIGIONS :

ESSAI DE PHÉNOMÉNOLOGIE COMPARÉE DES RELIGIONS

 

 Chez bon nombre d’Haïtiens, les symptômes et les signes de toute maladie grevée d’un pronostic sérieux sont perçus comme la rupture des liens fondamentaux entre l’individu et les gardiens de l’état de santé. Qui sont ces gardiens ? Les esprits ou lwa (loas), les génies tutélaires, les morts protecteurs. La maladie souvent se présente aussi comme la conséquence d’une action maléfique menée par le sorcier. En règle générale, on peut dire avec Roger Bastide que la pensée de l’Haïtien, comme celle de l’Africain, « est une pensée par correspondance mystique et non par emboîtements logiques. »[1

 

MALADIE NATURELLE MALADIE SURNATURELLE

 

En Haïti, la maladie, comme le deuil, est vécue, non seulement par le sujet qui en est atteint, mais encore par toute la communauté à laquelle il appartient. Le mot de Maurice Blanchot dans le Dernier homme, « cette ivresse qui dit toujours nous », trouve sa pleine expression au sein de la communauté haïtienne, jusqu’ici en grande partie épargnée de l’individualisme criant des sociétés post-industrialisées.

 

La majorité des gens de la communauté s’entend pour appeler maladies naturelles celles qu’elle conçoit comme le résultat d’un déséquilibre de l’état de santé. Au niveau de cette majorité communautaire, un modèle endogène, mais dynamique, d’explication claire de la morbidité, due à un dérèglement interne. « La nature (physis), en l’homme comme hors de lui, est harmonie et équilibre », déclare Canguilhem.[2] Un jeu de forces, aurait vite reconnu Nietzsche. Un déséquilibre entre le yin et le yang, soutiennent depuis l’Énéolithique avec Houang Ti les spécialistes de la médecine chinoise.[3]

 

Dans ce cadre nosologique on retrouve le déséquilibre humoral, les gaz internes et les déplacements osseux.

 

1. - Le déséquilibre humoral. Tel est le cas d’un excès de sang chaud, en créole  san cho, de la colère, « l’énervement », dit-on en Haïti, d’un excès de sang froid, en créole san frèt, de l’accès palustre, des frissons solennels de la pneumonie bactérienne, de la tuberculose naturelle, d’un excès de sang clair, en créole san clè, de l’anémie, d’un excès de sang épais, en créole san épè, de la frayeur ou saisissement, en créole sézisman, d’un excès de sang jaune, en créole  san jo-n, de l’hépatite virale ou de la grave leptospirose ictéro-hémorragique, mortelle par insuffisance rénale sans hémodialyse, d’un excès de sang gâté, en créole san gâté, encore appelé sang trouble, en créole san twoub, de la syphilis et des maladies transmissibles sexuellement.

 

Chez les Anciens Grecs, Hippocrate de Cos (460-377) et son successeur  Dioclès de Caryste considéraient la maladie comme un déséquilibre entre les quatre humeurs fondamentales, le sang, le phlegme, aujourd’hui la lymphe, la bile jaune et la bile noire ou atrabile.

 

Une telle disharmonie des humeurs représente la première épistémè étiologique de la morbidité dans l’archéologie du savoir de la médecine occidentale.[4] Cependant, on a oublié que 2 300 ans avant JC, Imhotep, médecin, vizir de Djéser, premier roi de la troisième dynastie égyptienne, parlait déjà des humeurs. Après Hippocrate, Aristote (384-322) s’est lui-même intéressé à lamélan cholé, la dépression majeure ou mélancolie, due selon lui à un excès d’atrabile. « Aristote dit que les hommes de génie sont mélancoliques », rapporte Cicéron dans les Tusculanes. Claude Galien[5] (131-201) préféra s’inspirer des quatre éléments d’Empédocle d’Agrigente (492-432), l’eau, l’air, la terre, le feu, dont l’homme et l’univers sont constitués. Mus par les forces de l’amour et de la haine, ces quatre éléments influent sur les humeurs. Dioscoride d’Anazarbe (Turquie, 40-90 ap. JC) décrit des remèdes, des breuvages, des onguents et des amulettes pour rééquilibrer l’harmonie troublée des humeurs. De nos jours encore, le déséquilibre des humeurs est aussi tenu  responsable de la plupart des maladies naturelles dans la médecine traditionnelle tibétaine.

 

Extraite des Quatre Tantras de médecine ou « Tantras Racine », la science des humeurs est consignée dans le Gyushi des étudiants à l’Institut Médical de Dharamsala à Lhassa. La théorie humorale a aussi laissé ses traces a laissé ses traces dans la psychologie occidentale à l’aube du XXe siècle. Pensons au flegmatique du Hollandais Georges Heymans (1858-1930). René Le Senne (1882-1954) s’en est souvenu dans son Traité de caractérologie paru en 1949. Enfin beaucoup de chercheurs expliquent les névroses, les psychoses et les troubles de l’humeur en psychiatrie sur la base du déséquilibre des neurotransmetteurs.

 

2. - Les gaz internes. Leur migration entraîne des kolik (épigastralgies), des vant-fè-mal  (mal au ventre = douleur abdominale), des doulè poitrin (douleurs thoraciques = pleuralgies ou précordialgies), des têt-fè-mal (céphalées), des do-fè-mal (dorsalgies), des taye-fè-mal ou doulè-sintu (douleurs à la taille ou à la ceinture = lombalgies), des rimatis (arthralgies);

 

3. -  Les déplacements osseux ou zo déplacé, comprenant autant les fractures ou zo cassé que les entorses ou foulé, ainsi que le biskèt tombe, tous en rapport avec une imprudence du sujet.[6]

 

Déséquilibre humoral, migration de gaz internes, déplacements osseux, représentent les causes des maladies physiques dans le « Poème sur la médecine », l’Urjûza fi t-tibb d’Avicenne (Ibn Sina en arabe). Cette conception avicennienne des maladies continue de prévaloir dans le mens populaire haïtien.

 

 

Coryphée du monde de son temps, Ibn Sina (980-1037) fut considéré comme l’autorité dans toutes les facultés de médecine du Moyen-Âge, son enseignement incontournable jusqu’à la découverte en 1628 de la grande circulation sanguine par l’Anglais William Harvey.[7] À Ibn Sina (Avicenne) on doit la première description clinique de la méningite.

 

C’est la communauté qui, très souvent, indique les pistes thérapeutiques. Pour elle, le traitement des maladies appartenant à ce modèle endogène de déséquilibre de la santé relève de la médecine officielle des facultés ou de la médecine traditionnelle des guérisseurs des mornes et des campagnes, les doctè fèye (docteurs feuilles).

 

Par contre, quand l’explication de la morbidité n’est plus claire, quand le modèle endogène dynamique est dépassé, la conscience traditionnelle de la majorité des gens de la communauté en appelle au numineux. Dans ce cas elle parle de maladies surnaturelles. Un modèle exogène, une conception ontologique de la morbidité.

 

Le cadre des maladies naturelles me rappelle celui de la Nosographie[8]philosophique de Philippe Pinel, le père de la psychiatrie française. Daremberg dit d’une telle nosographie « que c’est l’œuvre d’un naturaliste plutôt que d’un clinicien. »[9] Ce cadre me rappelle aussi la conception de « l’excès ou du défaut d’excitation des divers tissus » du précurseur du stress, François Broussais, un reliquat de la théorie des humeurs. Nous sommes longtemps avant Hans Selye en 1950 à Montréal. Auguste Comte (1798-1857) du principe de Broussais fait un axiome général dans la 40e leçon de son Cours de philosophie positive.  Par contre, avec le concept de maladies surnaturelles en Haïti, nous sommes beaucoup plus proches de l’ésotérisme médico-astral de Philippus Aureolus Théophrastus Bombastus van Hohenhein, alias Paracelse (1493-1541). Sa théorie de la signature astrale des maladies est l’une des sources inspiratrices de l’hermétisme de Goethe encore jeune. Nous sommes aussi proches de l’animisme médical de Georg Stahl (1660-1734), de l’illuminisme d’Emmanuel Swedenborg (1688-1772) et de celui des actuels Médecins du Ciel au Québec dialoguant avec les esprits des défunts.

 

Réintégrer le sujet, en Haïti la communauté, dans la démarche thérapeutique, car « la vie d’un vivant, fût-ce d’une amibe, ne reconnaît les catégories de santé et de maladie que sur le plan de l’expérience, qui est d’abord épreuve au sens affectif du terme, et non sur le plan de la science »[10], voilà le sens de la démarche de Canguilhem. Démarche, me semble-t-il, bien illustrée dans l’île caribéenne, au niveau des deux modèles, dynamique et ontologique de la morbidité, selon l’épistémologie développée dans Le normal et le pathologique.

 

Les maladies surnaturelles, dont la communauté haïtienne est majoritairement convaincue de l’existence, sont provoquées par une puissance anthropomorphisée extérieure au sujet. Dans le bouddhisme, notamment celui du Tibet, on accuse aussi un mauvais karma, les esprits des morts et les asuras, des réincarnés haineux. Les esprits rab des Wolof du Sénégal affectent surtout les femmes, provoquant chez elles un amaigrissement par anorexie et l’infertilité Voici des exemples haïtiens en rapport avec ce modèle exogène, cette conception ontologique de la morbidité :

 

-         Une action maléfique ou wanga, œuvre d’un sorcier, un chòché en créole. Héritages des Bakongo, les paquets magiques contenant, chez ces derniers, un esprit nkisi, ou au pluriel des esprits bankisi, un ou des lwa (loa) en Haïti, ont fort mauvaise réputation.  

-         Chez les enfants, on évoque souvent un maldioc. Un mot qui revenait souvent dans la bouche des marins italiens égarés en mer, mal di occhio, un mauvais coup du sort.

-         Un mauvais œil (mové jé), un mauvais regard, phénomène connu depuis 3 000 ans av. JC par les Sumériens, les Assyriens et les Babyloniens.

-         L’esprit d’un défunt, tel, un zombi toussé, retrouvé par Ackermann dans le cas de la tuberculose surnaturelle.[11] Selon les recherches de ce dernier, chez les Yorubas, un abikou, un esprit orisha (équivalant à esprit lwa), de son habitat dans les arbres, peut investir le corps d’un enfant, et manger sa nourriture jusqu’à ce que mort s’en suive.

-         L’ire d’un lwa (lire loa) de la religion vodou. Chez le médecin belge Jean-Baptiste van Helmont (1580-1644), la maladie, conséquence du péché, est une punition de Dieu.

 

« Même si la maladie est sortilège, envoûtement, possession, on peut espérer de la vaincre. »[12] Comme la communauté ne manque pas d’indiquer les voies thérapeutiques, l’intervention de Papa Lègba, un lwa détenant l’expertise des maladies surnaturelles, et terreur des mauvais esprits par surcroît, devient un incontournable. Lègba correspond à l’Asclépios des Grecs ou à l’Esculape des Romains.

 

Aussi, n’est-il pas rare que le médecin des facultés se retrouve au chevet d’un patient en même temps que l’oungan, le prêtre du vodou interpellant Papa Lègba.

 

Dans l’exercice de notre profession, en deux fois une famille est venue nous chercher. Nous devions prendre en charge un abcès cérébral consécutif à une infection dentaire dans un cas, une hydrocéphalie évolutive due à une méningite à champignon (Cryptococcus neoformans) dans l’autre. Mais, dans les deux occurrences, nous avons été soigneusement avertis de l’intervention de Papa Lègba.

 

 

 

 

Au Tibet, aucun médecin n’aborde un malade sans la permission et l’aide du Bouddha guérisseur, Bhaisajyagurubuddha, accompagné de sept autres Bouddha frères, ses propres émanations. Grand patron des Quatre Tantras de médecine, il est au centre de la pratique des soins de santé au Tibet.

 

Au Japon ce Bouddha est connu sous le nom de Yakushi Rukino Nyoral. « De son Champ Pur Oriental de Sudarsana », il accourt à la demande auprès du malade. Au XIIe siècle l’important dans toute thérapeutique était la force vitale, la viriditas, comme l’appelait la mystique allemande Hildegarde de Bingen (1098-1179). Seul Dieu en était le garant. À la Renaissance, la magie médicale contenue dans les Kyranides, un traité du Corpus Hermeticum, était en vogue. On y trouvait de nombreuses formules d’amulettes.

 

Le passage du modèle dynamique endogène (maladies naturelles) au modèle ontologique exogène (maladies surnaturelles) se produit immanquablement en Haïti toutes les fois que l’explication par les lois naturelles se révèle insuffisante.

 

(À SUIVRE)

 

*ANCIEN DOYEN DE LA FACULTÉ DE MÉDECINE ET DE PHARMACIE,

ANCIEN VICE-DOYEN DE LA FACULTÉ D’ETHNOLOGIE-SOCIOLOGIE PSYCHOLOGIE

(UNIVERSITÉ D’ÉTAT D’HAÏTI)

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