Par Camille Loty Malebranche
Le misanthrope sage est celui qui aime tant l’espèce dans ce qu’elle a de grand, dans ce qu’elle renferme, par essence, de promesse et de vocation exaltante et magnifiante pour l’Homme, qu’il hait d’une sainte haine la société de déshumanisation qui altère, domine le monde et dévie l’humanité.
Aimer l’humanité au point de haïr la société déviante qui la dénature, tel est l’art de la misanthropie conséquente avec elle-même et avec l’humanisme.
J’appelle misanthropie, le refus de l’humanité tronquée proposée par les sociétés oppressives qui, tout en continuant à évoquer la personne humaine, en font un être asservi par les paradigmes de la politique et de l’économie appliquée par les « élites » dirigeantes. Cette misanthropie est une conséquence et une partie de l’humanisme intégral qui milite pour l’homme. D’où la dualité naturelle (je dirais substrative car il s’agit du substratum) de l’humanisme qui, dans son paradigme même, est un combat, une lutte idéelle, actionnelle parce que militante, dans un monde où l’avarice et l’instinct de domination des uns menacent et anéantissent la primauté de l’homme sur les biens et les richesses, en utilisant si souvent les autres (l’humain) transformé en instrument de système politico-économique conçu pour l’enrichissement et la jouissance d’oligarchies exploiteuses. Comme si la richesse n’était pas un concept humain, une condition humaine, qui ne prend sens que si elle sert l’homme.
Il est en effet un paradoxe dans le sentiment qui affecte tout membre contemporain de l’espèce humaine face aux déchéances innombrables de la nature humaine dans la société de marché : c’est qu’aimer l’espèce, amène à « haïr » la société, je veux dire l’institution sociale avec son habitus de fausse humanité qui considère une minorité comme ayant droit à tous les privilèges et fait des immenses majorités sans privilège aucun, des bêtes de somme. Car notre société est une institution de privilèges, qui annonce les droits de l’homme, tout en sachant que sans argent dans une société où tout bien et service est marchandise, les masses sont condamnées à la servitude des oligarchies. L’homme, être social qui ne vit qu’en société, se retrouve donc dans nos sociétés oligarchiques ploutocratiques, face à un dilemme extrême, celui de renoncer aux appels naturels d’amour, d’amitié, à tous ses appels intérieurs au dépassement ontologique pour celui immédiat de la subsistance économique et de l’« intégration sociale ».
Intégration qui se confond si vite avec les meules de l’assimilation qui altère comme toute assimilation, la nature même de l’homme pour en faire un nutriment, un rouage de la machine sociale. Alors qu’à ses débuts, l’animal humain a marché vers la socialisation pour s’humaniser, laisser la vie de nature qui est animale pour la vie de culture où est fécondé l’esprit ce substratum déterminant et identificateur de la nature humaine indéfinissable, aujourd’hui, par les sévices de la modernité malgré les singeries postmodernes qui gardent le vice capital de la Modernité, je cite l’économisme, la cybernétique sociale ne manque de réduire l’homme à l’en dessous du vivant et de l’animalité, au statut d’automate. Nous sommes vraiment à un stade de gravité automationnelle telle que la vie se dicte par les lutins de la télévision et du web. La sexualité est un sport, un mouvement banal où le corps est une machine à performance pour plusieurs. Et la liberté d’expression, argument (je préfère dire argutie de la soi disant démocratie occidentale) se dément lorsqu’on voit les moyens astronomiques de la presse de propagande occidentale qui ne donne guère la parole aux vrais opposants à l’ordre ploutocratique en vogue dans le monde. Car à quoi bon dire que les hommes peuvent s’exprimer quand on empêche leurs réflexions de bénéficier des mêmes supports dont profitent les propagandistes de l’Ordre en cours ? À quoi bon dire que les individus sont libres de s’exprimer lorsqu’on marginalise toute parole non alignée au marché et à l’establishment oligarchique, lorsqu’on monopolise l’espace public par le fouillis médiatique des talk show et de la presse jet set qui abrutit, débilite le peuple et enrichit encore plus les riches stations de télévisions. En vérité le vocable « Liberté d’Expression » relève de ces leitmotive idéologiques du bourgeoisisme occidental que j’appelle les fourre-tout de l’Idéologie médiatique Occidentale. Traqué par le temps qui lui est compté par le business et la production dans la société de consommation, l’homme en est arrivé à renoncer à la faculté de penser par lui-même et de vivre pour lui-même… Pourtant l’esprit critique – s’il n’est ni Argos, ni Janus, ni surhumanité – est celui qui ose porter un regard emmétrope qui nous donne une certaine juste vision de nos possibles selon que nous raisonnions et choisissions en pleine lucidité. D’où la dualité affective de l’humaniste actuel qui sans être dualiste, ne peut être en même temps que misanthrope.
L’homme de la civilisation, à moins de se construire soi-même, est le produit délétère d’une mentalité sociale violente, extrêmement toxique et corrosive. Un tel homme ne connaît point de relation à hauteur d’homme avec son semblable de l’espèce, soit bourreau soit flatteur selon les circonstances, il lèche la semelle de ceux qu’on lui dit supérieurs et agresse ceux qu’il considère inférieurs ou égaux à lui. L’homme de la civilisation n’a point de sentiment noble ou digne, il procède par peur devant ceux qui, ayant le pouvoir, peuvent l’écraser, et par agressivité et/ou condescendance avec ceux qui n’ont pas de pouvoir dominateur ou dissuasif par rapport à lui. Les illustrations de ce que je dis sont partout dans le cours quotidien de la vie en société. Esclave qui a besoin d’un maître à honorer et de pairs à humilier, l’homme de la civilisation est une exécration ambulante à peine tolérable. Du petit raciste négrophobe voire xénophobe des pays occidentaux, qui crache sur les noirs en général mais lèche volontiers les bottes d’un Samuel L. Jackson, soudain sans couleur par son statut d’acteur hollywoodien, jusqu’au petit minable au travail qui galèje grossièrement envers son collègue de labeur avant de devenir son caniche lorsqu’il est promu chef d’équipe, sans oublier l’agressif bagarreur prêt à frapper sur quiconque lui paraissant facile à battre, ou l’homme ou la femme tyrannique avec un partenaire ayant un salaire plus bas ou parce que la loi lui donne présomption de raison même quand il ou elle agresse, nous vivons au quotidien parmi des sous-produits de la saleté sociale, qui se prennent pour humains. C’est que la société brasse l’espèce en une sorte de fatras de vétilles ambulantes, ramassis de miettes de ses laideurs idéologiques. Intelligente façon d’apprendre aux gens à s’entretuer, à haïr le proche inoffensif et à laisser faire les bourreaux collectifs maîtres des vies et des biens dans le système. Et le peuple en devient une grosse foule potentiellement meurtrière, une cohue autodestructrice - de toute façon, oppressif dans les rapports interindividuels - qui ne prend jamais le temps de voir qui le tyrannise…
Aimer l’humanité de l’homme, respecter la personne humaine entraîne radicalement et immanquablement l’humaniste digne de ce nom à rejeter la société moralement inacceptable qui réinvente l’homme plus bas que la bête. L’homme ne peut demeurer humain s’il perd jusqu’aux appels intérieurs à la transcendance, s’il ne peut plus rêver autrement que lui dicte le système social. L’humanité n’est plus Humaine lorsque tout en elle tourne autour d’une réalisation platement pragmatique où l’obsession compulsive du rentable et de l’utilitaire qu’est le pragmatisme est ce qui prédétermine toute sa vie et tout son être. Désubstantialisé, assujetti, l’être humain de la Modernité, après avoir vaincu la mainmise des églises (trop souvent confondues avec Dieu et la spiritualité) sur le droit de vivre des individus en laïcisant la société, s’est fait prendre par la dictature de l’automation-consommation, impuissant de penser dans une réalité où la pensée automatique est un prêt à percevoir qui ne laisse aucune perception autonome ni de conception personnelle à l’immense foule des individus. Ni démos, ni nation, les habitants de nos états en sont arrivés à n’être qu’une fonction sociale mue par l’action formelle des institutions. Toute note discordante est prémarginalisée, car dans la page prérédigée par les concepteurs, les fonctions biologiques que sont devenus les hommes, ne se donnent plus la paix d’écouter ceux qui les déstabilisent dans leur conformisme aliénant, en leur rappelant qu’ils son bien plus qu’une chose, qu’une fonction !
Naturellement, on peut me rétorquer qu’il y a plein de livres et de mouvements sur la réalisation personnelle. Hélas, c’est précisément cette perversion qui subvertit le sens même de l’Esprit humain. Les concepteurs de la machine sociale, intelligemment ont invité les grands courants mystiques de prise en main de soi, de pensée positive pour laisser croire aux simplistes et aux faux autonomes qu’ils choisissent, non sans leur rappeler qu’ils sont responsables individuels de leur sort. Ainsi la responsabilité d’abord systémique - de l’abomination de la pauvreté, de la misère, de la déchéance sociale d’individus et de groupes, visible à l’échelle planétaire même dans les plus opulents pays - est imputé aux déchus aux souffrants… Car la seule culpabilité - des déchus de la pauvreté, de la marginalisation et du rejet d’une société sale qui elle-même mérite d’être rejetée - est de mal orienter leur révolte, de laisser exister et perdurer l’infâme système qui nous broie tous soit en assimilés soit en marginalisés. Le banditisme, l’injuste attitude envers l’autre individu, est la corruption de la juste révolte qu’il faut diriger envers et contre l’infime oligarchie anonyme mais connue qui se joue de l’humanité comme un enfant taré, mal élevé avec des objets qu’il utilise, abîme et jette compulsivement, pathologiquement !
D’aucuns me diront que je critique le consensus et que toute société est consensuelle !! Mais je vous répondrai qu’il n’y a de consensus que la participation consciente et volontaire, on ne peut parler de consensus dans notre société d’aujourd’hui où toutes les règles de l’économie, cette chose essentielle à la vie quotidienne des gens, sont biaisées, dissimulées et distordues par la finance et l’état. Il n’y a pas de consensus quand tous sont esclaves de quelques surhommes intouchables qui exploitent tous et font travailler tous pour leur propre gloire oligarchique. Non, notre société n’est pas une consensuelle mais esclavagiste. C’est un atelier d’esclaves où les maîtres-bourreaux se prélassent de la servitude du grand nombre, où la sujétion est bordel de la prostitution de la frange des petits-bourgeois flagorneurs de l’oligarchie ploutocratique et l’assimilation des masses dont on use sans nul égard à leur valeur humaine. Le reste, les objecteurs de l’assimilation et de la prostitution sont des marginaux sans avenir dans la page maculée de la nouvelle anthropophagie systémique d’une société abominable.
L’illusion de consensus vient de ce que la malpropreté systémique sociale est parvenue à contrôler le grand nombre. Toute aberration, une fois qu’elle arrive à se structurer et à embringuer le grand nombre, devient l’Ordre social. L’Ordre social est une billevesée oligarchique, une illusion de consensus que les prestidigitateurs des structures institutionnelles connaissent bien puisqu’ils en usent depuis toujours pour abêtir, réifier, et asservir les peuples. La misanthropie n’est pas la haine des hommes mais le refus radical de l’organisme stimulé et sous-produit répugnant de l’ordre que la société nous produit sous l’appellation d’être humain. L’homme de la civilisation, l’homme du quotidien, est le singe, la bête noire de l’homme digne proposé par les humanismes de toutes sortes. Programmé pour la bêtise et la méchanceté, l’homme pris dans ce laboratoire aux horreurs qu’est la société, ne parvient à un certain stade d’humanité que par violence sur soi, violence ontologique contre les forces de dénaturation sans cesse sollicitantes et pressurantes. L’on appréhende alors que les vrais humanistes sont aussi misanthropes. Le misanthrope éclairé est un humaniste qui prône le primat de l’humanité sur l’institution sociale et conspue les monstres dénaturants de l’humanité, qu’entretiennent l’État et la société ploutocratiques. Misanthrope, combattant de la justice contre la loi infecte, tyrannique du nombre qui constitue nos prétendues « démocraties » où la horde populacière des aliénés et des écervelés appuie et déifie les ploutocrates et leur saleté systémique qui ruine et égruge la liberté et la justice. Dans nos sociétés, les lois et valeurs ne sont plus que représentations de l’image perverse des seigneurs de l’économie et de leurs acolytes politiciens. Sorte de relation incestueusement sororale de la mentalité sociale maladive avec sa projection naturellement non moins pathologique, reflétant toutes les salissures et les tares sordides de l’institution sociale et de la plupart des individus qui appuient d’une manière ou d’une autre, par action ou par omission, l’horreur systémique.
Dans le cheminement historique de la pensée, l’humanisme, cette forme de vision théorique méliorative de la personne humaine, et qui toujours guette la voie de la dignité humaine, voie laudative de la nature humaine trop souvent esquintée par les structures de quelques-uns imposés à tous et sur la ruine de tous, le meilleur moyen de libération de l’espèce, a régulièrement connu ses formes de misanthropie. C’est là, sans doute, la face la plus complexe de l’amour de l’humanité dans les humanismes tant religieux que séculier. Humanisme et misanthropie sont donc la même face d’un amour passionné de l’être humain. Par exemple, la sotériologie prêchée dans le Christianisme est un humanisme religieux qui, après avoir proposé une vision extraordinaire de l’ascension de l’Homme transfiguré, racheté en Jésus-Christ, Fils de « Dieu qui a tant aimé le monde au point de lui livrer son Verbe incarné en sacrifice pour faire de tous les croyants, des enfants de Dieu, » nous dit de « ne pas aimer le monde qui est ennemi de Dieu et de ses rachetés ». Il s’agit, en fait, de « haïr » l’humanité dénaturée proposée et imposée par le monde, cette écrasante majorité, qui véhicule les laideurs de l’ordre matérialiste antispirituel, c’est-à-dire, se garder de la corruption de cette canaille métaphysique, corrompue et méchante que constituent les masses aliénées appartenant à toutes les classes sociales dans un monde charnel sans foi ni amour.
Cette forme de « haine du monde » qu’il faut surtout comprendre comme suspicion voire mise en garde en face de l’antispiritualité de l’homme majoritaire de la civilisation, se retrouve au cœur de la religion de l’amour christique. Et le détachement du monde y est à la fois, adhésion à l’immuable divin qui est, par nature, amour de Dieu, charité fraternelle pour l’humanité et mépris du monde éphémère où l’illusion de grandeur des possédants laisse croire que l’homme possède autre chose que son être venu de Dieu ! C’est donc l’amour du Véritable et la haine des manières contraires à la transcendance spirituelle que refusent en bloc les sociétés humaines trop platement collées aux bévues et illusions de l’orgueil et de la richesse matérielle. C’est la proclamation de l’élévation spirituelle haïssant la platitude du matérialisme criminel de nos sociétés qui fait tant souffrir par toutes sortes de complexes, de discriminations, de privations et d’exclusions… Ailleurs, l’humanisme séculier est aussi teinté de misanthropie. Rousseau est un bel exemple d’homme cherchant loin du tintamarre social, la paix que procure la nature apte à nous faire découvrir notre nature. Et Marx, si nous contournons son utopisme communiste, son athéisme qui l’un et l’autre n’ont rien de socialiste mais sont de la doxa marxienne personnelle, toute sa doctrine socialiste contre le bourgeoisisme n’est-il pas une misanthropie combative militante qui rejette l’humanité bourgeoise, inégalitaire pour affirmer une humanité collective, fraternelle et libérée des clous du matérialisme capitaliste.
Tant que l’humanisme sera, dans la dialectique de son expression par l’action, aussi bien un rejet de nos errements innombrables qu’un idéal de nos grandeurs marginalisées ; une dénonciation de nos plongées courantes qu’une proclamation de nos élévations possibles, sa face intime demeurera une misanthropie amoureuse de l’humanité tout en fulminant contre nos travers. Pour revenir à l’humanisme que j’appellerais citoyen dans nos sociétés d’aujourd’hui, je dis qu’à moins d’être une société pleinement et vraiment démocratique, la société ploutocratique, théocratique ou aristocratique n’est jamais qu’un Ordre qui écrase même en souriant les individus interdits de citoyenneté.
Le citoyen, espèce rarissime de l’histoire, sitôt évoqué par la politique, sitôt révoqué par l’idéologie appliquée, n’émerge qu’en démocratie véritable, (essence encore plus rarissime que la citoyenneté) où le citoyen a constamment devoir et droit en souverain, étant copropriétaire réel effectif du bien commun étant membre réel effectif de sa société où son temps est vie et non bêtement de l’argent à produire pour la gloire des idoles. Pour que les peuples cessent de porter la livrée idéologique des maîtres du travail et du crédit, une nouvelle société d’économie plus communautaire et moins privée à sa base constitue une obligation que se doivent tous les partisans de la libération de l’homme.
Dans un monde-géhenne, une société-déchetterie, où les quelques perles rarissimes sont éclipsées parmi les saletés de la poignée agressive des esclavagistes avec leurs masses réifiées bêtement soumises, le misanthrope est l’homme debout qui déteste et sait être détesté, sachant que la détestation que lui vouent les vampires dominants de la société et leurs ombres produites en sous-produits de la saleté sociale, est souvent signe de la bonne différence du détesté minoritaire !
CAMILLE LOTY MALEBRANCHE
Copyright © CAMILLE LOTY MALEBRANCHE - Blog INTELLECTION - 2016
Politique de Reproduction
Les textes du Blog INTELLECTION peuvent être reproduits, en tout ou en partie, gratuitement, à condition d'indiquer clairement la source http://intellection.over-blog.com/, avec lien actif vers notre site. Dans le cas de la reproduction sur un support autre qu'Internet, la mention de l'adresse du Blog INTELLECTION (http://intellection.over-blog.com/) est exigée.