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Par Michel-Ange Momplaisir

« Les vrais paradis sont les paradis qu’on a  perdus. »

(A la recherche du temps perdu : Marcel Proust)

 

Des ruines accumulées qui constituent le présent de mon pays d’origine, Haïti, que reste-t-il pour les personnes de ma génération ? Seulement de belles réminiscences. Comme Marcel Proust dans Le temps retrouvé, un plaisir délicieux m’envahit quand certaines images du passé me reviennent. Mieux, un regain de fierté me saisit. Le souvenir, un remède moral qui apaise bien des douleurs, bien des déceptions. Mais il est aussi, pour dire comme Gustave Flaubert, « l’espérance renversée. » On regarde en effet le fond du puits comme on regardait naguère le sommet de la tour. C’est à l’un des rares sommets de notre histoire nationale que je vous convie aujourd’hui. 

Nous voici au 12 janvier 1950, suite à l’inauguration de la Cité de l’Exposition commémorant le bicentenaire de la fondation de la ville de Port-au-Prince.  Une ère d’extase nationale. À la cérémonie d’ouverture, en décembre 1949, la France s’y fit représenter par le prestigieux sénateur Gaston Monnerville. Au discours d’ouverture officielle des cérémonies par le Président Dumarsais Estimé, Monnerville répondit : « Monsieur le Président, vous avez invité le monde entier à venir danser la ronde des peuples enlacés. » 

En janvier 1950, un croiseur français, le Jeanne d’Arc, un navire école, mouillait dans la rade. Le capitaine de vaisseau demanda la permission de faire défiler ses marins dans la ville. Le président Estimé accepta. Mais, à une condition. Son armée devait participer, elle aussi, à la parade, aux côtés des militaires français. Le Général Franck Lavaud, chef d’État-major de l’Armée haïtienne, se rendit alors en hâte au bureau du premier magistrat du pays. « Que faites-vous là, monsieur le Président ? Nos soldats sont piteusement vêtus. Comment pourraient-ils participer à un événement d’une telle envergure ? » 

En l’espace d’un cillement, tous les tailleurs, couturiers et couturières de la ville furent réquisitionnés par le gouvernement. Jours et nuits ces dévouées personnes, comme des paladins,  travaillèrent à la confection des costumes d’apparat destinés aux régiments sélectionnés pour le défilé par le Haut État-major haïtien. Képis et vestons de teinte bleue marine, pantalons kaki bariolés aux couleurs nationales, gants blancs. En soixante-douze heures, notre armée était prête. 

Par un bel après-midi de soleil ruisselant, marins français et soldats de l’infanterie haïtienne étaient présents sur l’aire située en arrière de la mairie ou Hôtel de Ville de Port-au-Prince. Soudain, le commandant, flanqué de son assistant, le Major Stéphane Woolley des Casernes Dessalines, fit son apparition. Un fier militaire à cheval, entouré par des officiers de la marine nationale française et ceux de l’Armée haïtienne. La foule ne tarda pas à reconnaître Paul Eugène Magloire, alors Colonel au Grand Quartier Général de l’Armée d’Haïti. Il prit position à la tête des troupes. Une tempête d’applaudissements fit vibrer l’espace. Et ce fut le délire quand le Président Estimé, debout, sur une estrade de circonstance, devant le pavillon du Vénézuéla, donna l’ordre de commencer.

 

Commandant en chef, le colonel Magloire s’engagea dans l’artère principale de la Cité de l’Exposition, l’Avenue Marie-Jeanne. Il est suivi de ses cavaliers aides de camp, puis des fusiliers de la marine française avec leur fanfare jouant La Ma Delon, un chant composé par Charles-Joseph Pasquier le 19 mars 1914, devenu une marche militaire, en l’honneur des combattants français de la Première Grande Guerre Mondiale. L’armée nationale haïtienne terminait la parade. Nos vaillants soldats allaient aux pas des Vautours du 6 décembre, un rythme martial composé par Occide Jeanty face à la menace de bombardement de Port-au-Prince par deux navires de guerre allemands, le Stein et le Charlotte. Le Corps Musical du Palais Présidentiel jouait sous la baguette magique du Capitaine Luc Jean-Baptiste, un ancien élève d’Occide Jeanty. Il avait fallu réveiller le  Barde national, l’immortel Occide, en pareille occurrence.

Le défilé parvenu à la hauteur de la tribune présidentielle, une solennelle salutation aux drapeaux entrecroisés des deux pays, la France et Haïti, eut lieu. Un marin français portait les couleurs haïtiennes, un fantassin haïtien celles de la France. 

Le Commandant Magloire ordonna aux troupiers de présenter les armes. La Musique du Palais National exécuta La Marseillaise. La fanfare du Jeanne d’Arc la Dessalinienne. Le navire de combat de la France ancré dans la rade de Port-au-Prince salua Haïti par vingt et un coups de canon. Soudain, du Fort National, perché sur la montagne du Bel Air, retentirent aussi vingt et un coups de canon pour rendre hommage à la France, représentée par les marins du Jeanne d’Arc. De partout, des cris de joie et des ovations frénétiques mêlés à un indescriptible brouhaha fusaient en l’honneur de notre pays. Des milliers de bras s’agitaient en l’air. La foule survoltée brandissait des pancartes et des banderoles portant l’inscription «Vive la France ! Vive Haïti » Nombreux ceux qui n’avaient pu retenir leurs larmes dans une ambiance de si intense et si profonde émotion.

En vérité, ce fut mon plus beau jour. J’y ai vécu le moment le plus étoilé de mon existence. Un tel souvenir demeure pour moi à la fois un cadre de sentiments et de concepts positifs. En effet, depuis, Haïti n’a cessé dans mon entendement de correspondre à un signifié immédiat, invariable, la fierté. Voilà qui me permet encore d’espérer contre toute espérance, c’est-à-dire de transcender, malgré le coefficient élevé de l’adversité et surtout de la bêtise dans mon pays. Se définissant, selon Gilles Deleuze, « par ses perpétuelles confusions sur l’important et l’inimportant », la bêtise s’avère encore plus redoutable que l’erreur ou un empoisonnement à l’arsenic. 

Mais, peu importe, je ne serai plus de ce monde. Je ne me fais pas d’illusion. 

Par contre, je demeure convaincu qu’Haïti au bout de son long, interminable et pénible calvaire finira un jour par déboucher sur « cette ère de béatitude » dont parle Hegel à la fin de sa Phénoménologie de l’Esprit.

Quoiqu’il en soit, en guise de baume de réconfort, je me permets d’évoquer Théophile Gautier dans Émaux et camées :

 

« Tandis qu’à leurs œuvres perverses,
Les hommes courent haletants,
Mars qui rit, malgré les averses,
Prépare en secret le printemps. »

Concernant cet événement historique, voici ce que rapporte l’éminent historien Paul Corvington dans son livre, Port-au-Prince au cours des ans :

« Dans l'après-midi du 12 janvier 1950, les troupes en grande tenue, sous le commandement du colonel Paul Magloire, assisté du major Stéphane Woolley,  auxquelles s'étaient joints les fusiliers-marins du navire-école français Jeanne d'Arc défilent allègrement sur le boulevard Truman. »

Tag(s) : #Témoignages
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