Par Camille Loty Malebranche
Êtes-vous Individu ou Personne ?
Dans la considération d'une espèce vivante, l'individu, on le sait, est le représentant phylétique, c'est-à-dire cet élément indivisible, unique manifestant les caractéristiques de l'ensemble de l'espèce concernée. L'individuation est comme une sorte d'entéléchie du vivant procédant de la phylogenèse pour se concrétiser par l'ontogenèse et la naissance. Pour l'espèce humaine, l'individu, représentant phylétique, est, dès le stade embryonnaire, la somme indivise pluridimensionnelle portant la promesse de la Personne à venir. La personne humaine est l'individu qui prend conscience de soi comme conscience qui se projette, donc su-jet, dimension se transcendant par la conscience et voulant se manifester par des valeurs accomplissantes.
Aborder la question de la personne dans un article ne peut-être qu’un exercice très partitif et dérisoire pour appréhender ce qui est au-delà des théories et qui excède tout contenu livresque possible. C’est Mounier qui, dans son personnalisme éthico-religieux donc métaphysique, précise simplement mais combien profondément le primat de la Personne humaine sur tout système, toute structure, dans sa proclamation : « en toute chose, la Personne Humaine doit primer ». Nous distinguons ce personnalisme mouniérien du personnalisme épistémique de Renouvier qui soutient que « la liberté du moi est absolue c’est-à-dire irréductible à toute science ». Renouvier, ainsi, tient le moi en tant que dimension de la personne humaine globale, et affirme donc son inconnaissabilité. Pour nous, le vocable de Personne tient du sacré et du spirituel dans sa non préhension scientifique, son agnosie discursive ou théorique. Le vocable Personne invoque ce qui ne peut se réduire à être une notion parmi d’autres parce que référant à ce mystère de la conscience connaissante étayeuse de toutes notions qu’est l’homme, conscience téléologique qui dépasse constamment sa finitude vers des finalités infinies dans sa vocation de personne humaine. Vocation appelant la conscience humaine à la totalité de ses possibles... Conscience hélas, si souvent brimée et déviée dans les contingences des personnages que lui impose le social !
En vérité, la question de la personne induit un problème taxinomique sérieux : celui de la non conceptualité de la notion même de personne qui réfère à la réalité concrète du vivant. Le lemme Personne - tout en renvoyant à une multitude de présupposés théoriques, de dénotations affectives, empathiques, militantistes ou morales et à des réminiscences dramaturgiques où le théâtre fait clairement la distinction entre la personne et le personnage de l’acteur dans la mimesis scénique - ne saurait être conceptualisé sans une transgression des valeurs qui, connotativement, s’imbriquent à lui une fois qu’il est évoqué.
Défi définitionnel donc pour le théoricien ou le quelconque intellectuel qui ose l’approcher pour en appréhender au-delà de son faciès sémantique, les multiples dimensions et sèmes de toutes sortes qui s’y rattachent. Il n’y a sans doute de pire blasphème contre le sacré de la nature humaine que l’imposture discursive qui oublie d’avertir que la personne dans sa vérité ontologique propre, est inabordable au discours et que seuls certains de ses champs d’expression - qu’étudient différents plans théoriques - dans la réalité concrète ou imaginaire, peuvent en déterminer la présence et en signifier l’existence. Nous opérerons dans la suite de cet article, un bref survol holistique pour aboutir à la place de la personne au plan sociopolitique.
Parcours holistique (plan métaphysique, plan psychanalytique...)
Sur le plan métaphysique et théologique, la personne est composée d’hypostases c’est-à-dire de dimensions qui, bien qu’elles soient unies en ladite personne, demeurent distinctes jusque dans leur destin. Socrate eut le mérite d’instaurer l’ère de la personne en philosophie en tant qu’il a placé l’homme comme Sujet et Conscience à qui se ramène tout, c’est la vision dite de l’anthropocentrisme exprimé par le « connais-toi toi-même... ». Chez Plotin qui a fortement influencé la théologie des pères de l’Église, l’hypostase se définit comme une dimension consciente et transcendante, une préfiguration de la Personne tant cosmique qu’humaine en tant qu’elle pense et agit, tout en ayant l’immanence d’une finalité, d’un sens. L’Un comme principe unificateur du Multiple cosmique - ce principe désigné par le concept "hénologie" - est aussi perçu comme Personne transcendant l’univers physique. L’âme, l’intelligence, l’unité, ces hypostases humaines de Plotin, rappellent la pluridimensionnalité de l’homme qui pousse l’individu au-delà de lui-même vers la construction de son statut de Personne.
La vision de Plotin considérée redevable à Parménide et à Platon doit certainement à l’homilétique épistolaire de l’apôtre Paul qui, le premier, a évoqué l’être humain comme Esprit, Âme et Corps. Disons en passant que cette déclaration paulinienne est essentiellement un appel spirituel à la personne au-delà de son individualité. Elle nous indique le sens divin des hypostases mystiques de l’être humain dont la vocation est supérieure à l’individu. Vision chrétienne à laquelle, nous donnons pleinement notre adhésion. Dans la patristique occidentale, ladite philosophie des pères de l’Église qui doivent beaucoup à Plotin, la vision des hypostases de la Trinité divine, ces Heloïm (Dieux au sens hébreux) qui ne font qu’un, nous révèle pleinement la problématique de la Personne qui est une dimension consciente, intelligente, active, libre, souveraine. Si souveraine et intelligente que les Hypostases de Dieu, les trois « Personnes » divines ont ensemble créé l’univers tangible et intangible. Malgré des théologies contradictoires antitrinitaires, le Dieu du théisme quel qu’il soit, est une immense Personne qui crée le monde, l’aime et entretient une relation interpersonnelle avec les créatures intelligentes supérieures comme les anges et les hommes. Cette vision, bien sûr, a influencé toute la perception théologique et yahvéo-chrétienne de l’homme, « imago Dei » (image de Dieu) donc Personne projetée des personnes divines que sont les Heloïm. Même dans les panthéismes où le moi n’existe pas, le grand soi cosmique n’efface guère la dimension de personne à l’homme qui doit user de sa liberté pour intégrer l’« Âme du monde »... Le nirvana, le cycle du samsâra, le karma ne sauraient être évoqués sans la valeur de personne reconnue à l’homme dans une foi athée comme le bouddhisme!
Avec la montée d’un certain matérialisme moderne, et de ses pendants idéologiques en gnoséologie que sont le positivisme et le scientisme, certaines visions ont confiné la personne humaine au stade d’être matériel et social que la doctrine behavioriste perçoit comme un être à stimuler, à conditionner pour tirer des résultats, des réponses. Rappelons-nous Skinner et sa déclaration sur l’enfant dont il fait ce qu’il veut en le conditionnant par l’éducation ! La psychanalyse a le mérite de s’inscrire en faux face à cette réduction scientiste de la personne humaine qui, de toute façon, doit être comprise dans sa vérité, son essence pluridimensionnelle. En effet, au-delà de la tridimensionnalité imaginaire de l’homme freudien (ça, moi et surmoi) qui sont plutôt une construction théorique de schèmes fictifs d’existence d’évolution psychique et mentale de l’homme prédéterminant ses modes d’être dans toutes les dimensions contingentes de sa présence au monde, la psychanalyse, par delà la lubie pansexualiste freudienne, tellement excentrique, est tentative de démonstration de la complexité humaine prise entre les conflits ou à tout le moins, dans les tiraillements des appels de la raison et des pulsions où se profile la dialectique vivante qu’est l’homme par sa double appartenance à la nature et à la culture. Une dichotomie manifestant l’individualisme réflexe égoïste et l’humanisme réflexif altruiste. Dichotomie qui, métaphysiquement renvoie à la chair et à l’esprit...
La théorie des archétypes de Jung nous évoque la prédominance d’un grand Un qu’il nomme « Inconscient collectif » et qui détermine les richesses de la conscience humaine à travers les cultures. L’homme, de ce point de vue jungien, est Personne puisant inconsciemment dans les représentations universelles et mythologiques de ce qu’il appelle un « fonds commun à l’humanité, les ressources d’animus et d’anima dans la construction de l’imago » déterminant sa conscience supérieure, donc sa Personne. Malgré le matérialisme scientiste de la modernité, Marcuse, ce grand néomarxiste matérialiste de l’école de Frankfort, rejette le mode hypermatérialiste de saisie de la personne et nous met en garde contre l’unidimensionalisme social capitaliste et la réification de l’homme qui s’ensuit. Preuve que la négation de l’« âme » au sens religieux chez l’homme, n’est guère celle de sa valeur pluridimensionnelle de personne qui exige toujours d’autres espaces non matériels pour son émancipation, son accomplissement. Ici, nous ne pouvons que nous rappeler que l’être humain, l’animal humain naturel part de la dimension préhumaine, préculturelle et instinctive de l’Individu. La Personne advient donc de l’intégration du meilleur dans la culture (c’est-à-dire le rapport de la conscience de l’individu à soi, à l’être, et à la société) où il s’éveille à sa vérité d’esprit, éveil nécessaire pour s’assumer pleinement Personne Humaine sinon, l’animal humain demeure individu et est condamné à piétiner, galvauder voire avorter sa propre nature. La Personne est la pleine émergence de l’homme assumant l’esprit et vivant sa pleine dignité de Créature Supérieure. D’elle seule peut s’ériger la construction des grands dépassements humains : l’amour, la solidarité, toutes les valeurs spirituelles et éthiques qui anoblissent nos démarches et nos facultés.
La personne humaine et la maïeutique sociopolitique.
Pour le droit, la distinction est établie : l’homme est une personne civile et physique alors que des institutions comme l’État et la Commune sont des personnes morales publiques tandis que les organismes commerciaux ou financiers ou non lucratifs ne relevant pas de l’État sont des personnes morales privées. L’individu est différent de la personne en ce que la personne va à la rencontre d’autres personnes pour atteindre des buts collectifs alors que l’individu s’enferme dans la totalité indivise de ses attributs et ne cherche point de rencontre engagée pour le collectif. L’individu est l’anonyme membre de l’espèce alors que la Personne tend à puiser dans les valeurs humaines identitaires pour manifester son dépassement de soi et sa contribution à l’accomplissement humain et social. Se doter sans cesse des moyens de fécondation de soi pour être humainement fertile est une propension de la Personne qu’ignore l’individu. Voilà pourquoi seules les vraies Personnes se démarquant des personnages de la société pathogène peuvent avoir un rapport sain à soi et à autrui pour assumer entre autres, la citoyenneté dans le civisme et la dignité ! Voilà pourquoi l’éducation dans sa mission de conduire hors des ténèbres les esprits, doit aider à l’émergence de vraies Personnes.
Nous avons abordé cette partie du présent article en évoquant l’anthropocentrisme socratique. Nous savons tous que cette place centrale de l’homme dans le rôle joué dans le penser, le connaître et l’agir qu’évoquait l’athénien, l’a porté à vouloir accoucher les esprits de leurs richesses, leurs attributs, cet « art » le plus élevé, le plus ontologique de l’atticisme qu’on appelle la maïeutique. C’est que l’homme, comme l’animal, naît individu quoique ayant potentiellement les attributs pouvant l’amener à devenir personne. L’homme naît individu mais il devient Personne, en ce qu’il a les moyens de faire l’assomption de l’esprit pour être spirituel et aussi, en ce sens qu’il entre en relation avec les valeurs de la civilisation et avec autrui selon les schèmes culturels et les héritages civilisationnels pour en faire son propre projet, construire sa personnalité. Ce qu’aucun animal autre que lui ne saurait faire ! Par exemple, la personne sait faire abnégation par la résignation de certains droits et privilèges individuels pour soutenir la collectivité. Pour privilégier la justice sur un privilège jugé injuste, celui-ci fut-il le sien ! Ce que l’individu ne ferait jamais parce que platement égotiste et consommateur.
Pourtant, s’il semble si évident que tous sont des personnes aux yeux des institutions administratives ou juridico-légales, c’est parce qu’il est inconcevable que la société fonctionne bien sans un dépassement à un certain niveau donné de l’individualité de ses membres. Quand l’individu prend le pas sur la personne, le monde bascule dans les dégénérescences de l’économisme ploutocratique et de la consommation qui mettent la planète en danger et plonge plus des deux tiers de l’espèce humaine dans la misère atroce où ils vivent à peine avec un dollar par jour. La Personne exige une assumation plénière des valeurs d’échange, de partage, d’interlocution, de respect de la liberté de l’autre par la limitation de sa propre liberté. Toute société, et surtout une société comme la nôtre où tout est à faire, doit accoucher ses individus de leur trésor de personne resté cachés en eux. Il faut briser par une maïeutique culturelle nouvelle, une autre axiologie libératrice, la stérilité voire l’avortement des esprits réduits à l’individualité par l’individualisme idéologique. Individualisme dont l’acte d’individuation de l’homme est une stratégie macabre pour affaiblir la société qui ferait par la concertation de vraies personnalités, de sérieuses pressions sur l’État moloch.
Là encore, c’est une responsabilité d’élite de partir accoucher le social de ses richesses enfouies ! De faire de l’ « être ensemble, l’être avec » qu’est la société voire le monde, un terreau de germination de la personne équilibrée que doit devenir l’individu pour être positif dans son comportement dans l’espace collectif et public. Encore qu’il faille que cette élite accouche de soi-même loin des comportements contreproductifs actuels, avant d’arriver à l’obstétrique axiologique (l’accouchement de nouvelles valeurs) pour cette maïeutique humano-citoyenne dans la société. Car parmi les bases à jeter et les terres à labourer pour déblayer nos ressources demeurées stériles, l’homme, cette ressource fondamentale, ce premier trésor pour tout enrichissement ultérieur, reste à être accompagné et mis en valeur, loin des déviants sociaux actuels, par la construction positive de sa Personne !
Puisse l’envergure de la personne humaine nous débarrasser de toute méprise portant à prendre l’individu pour une personne. Il ne faut en aucun cas être ambigu et confondre inconsidérément individu humain et personne humaine. L’abîme axiologique et éthique (il s’agit ici d’une éthique déontologique vis-à-vis de la nature humaine) qui sépare l’Individu de la Personne et qui, avec une variation intelligente sur le prédicat « Humain », nous rappelle que la nature crée l’animal humain lequel doit embrasser sa vocation d’Esprit par cette responsabilité individuelle à assumer comme Personne humaine l’essence de son espèce.
Or l’essence humaine, dans l’histoire, prouve que l’élévation est le sens le plus patent, le plus évident de l’Homme. Nous devrions y voir que sans les repères spirituels, moraux, intellectuels et matériels, l’individu peut perdre la voie inscrite dans l’espèce et placée en lui par le Créateur. L’Individu n’est pas nécessairement et inconditionnellement une Personne Humaine ! Loin s’en faut, il arrive assez souvent aux individus de se perdre en route et de s’enfoncer dans l’animalité primitive ennemie de l’humanité !
L'Homme naît individu. Dans son parcours, il devient ou non Personne, pouvoir être qui n'est guère un devoir être inéluctable, telle est la Vérité que j'appelle onto-situationnelle de l'espèce.
CAMILLE LOTY MALEBRANCHE
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