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« Ce n’est donc pas… l’universelle nécessité,

c’est plutôt la contingence universelle qui est la véritable définition de l’existence,

l’âme de la nature et le dernier mot de la pensée. »

(Jules Lachelier : Du fondement de l’induction :œuvres I, 78-81)

Pour éviter les caprices de Maître Hasard ainsi que l’absolue rigueur d’une chimérique nécessité, autant dans la biogenèse que dans la phylogenèse, beaucoup de penseurs optent pour une alliance de contingence et de contrainte, préférable à nécessité (déterminante). Je souscris à ce point de vue.

 

Par contingence, du latin contengentia, hasard, Aristote entend « tout ce qui est conçu comme pouvant être ou ne pas être, ou être autre qu’il est. » Le Stagirite précise que « contingence est synonyme de corruptible et nécessité synonyme d’incorruptible. »[1] Dans sa Métaphysique (V, 5, 1015a26-1015b2), Aristote présente la nécessité comme contrainte, force, bia, pour l’opposer à l’impulsion, horme, et au choix réfléchi, prohairesis. Chez les Stoïciens, « la perfection du monde, attribuée à la divine providence, justifie l’enchaînement prédéterminé des événements. »[2]

 

La contingence diachronique est ce qui aurait pu ne pas être, et la contingence synchronique ce qui pourrait ne pas être. En métaphysique, la contingence, pour un Jean-Paul Sartre, est « le caractère de ce qui n’a pas en soi sa raison d’être. » Ainsi, chez les existentialistes, « l’être est sans raison, sans cause et sans nécessité ; la définition même de l’être nous livre sa contingence originelle. » Dans le domaine de l’action humaine, le futur est contingent, affirme Aristote. « Nécessairement il y aura demain une bataille navale ou il n’y en aura pas ; mais il n’est pas nécessaire qu’il y ait demain une bataille navale, pas plus qu’il n’est nécessaire qu’il n’y en ait pas. »[3] Mais, pour Thomas d’Aquin, pour Leibniz, « tout ce qui est dans le temps est nécessairement présent à Dieu… L’éternité existe tout ensemble et enveloppe tout le temps, d’où il est clair que les contingents sont infailliblement connus de Dieu. »[4]

Phénomènes contingents, opposés à la nécessité, que la biogenèse et la phylogenèse. « Ce n’est pas l’universelle nécessité, c’est plutôt la contingence universelle qui est la véritable définition de l’existence, l’âme de la nature et le dernier mot de la pensée », écrit Jules Lachelier (1832-1918).[5] Selon Émile Boutroux (1845-1921) dans sa thèse, De la contingence des lois de la nature, « ce qui est contingent résulte d’un défaut d’un certain type de détermination, d’une indétermination partielle. La contingence s’oppose ainsi à la nécessité, mais non au déterminisme, elle n’est pas une négation de la nécessité. »[6] C’est pourquoi, selon Boutroux, « si les lois de la nature sont contingentes, ce n’est pas parce qu’il pourrait ne pas y en avoir, mais parce qu’il pourrait y en avoir d’autres sans contradiction pour l’entendement : elles n’expriment que des nécessités relatives en ce qu’elles résultent de l’observation, et non de la déduction : cela rend possible, au sein de ces lois, l’émergence de la liberté. »[7] Voici maintenant Sartre dans L’Être et le Néant : « L’existence du monde et celle de l’homme, absolument contingente, sont sans raison ni fondement. Ne pouvant dépasser cette contingence en fondant notre existence et celle du monde, nous sommes ainsi rivés à elle, ce qui amène à la constatation paradoxale d’une nécessité de ma contingence. »[8]

Cependant, une fois l’événement contingent produit, le voilà soumis à des contraintes (de nécessité). Celles-ci entraînent l’événement contingent dans une direction déterminée.

1. - Contrainte du temps. Il faut approximativement 265 jours à un œuf humain après la conception (contingence) pour aboutir à la naissance probable d’un enfant viable.

Au cours de la grossesse, le développement embryonnaire passe par des stades précis (contrainte). Sinon, des phénomènes anormaux peuvent se produire.

En effet, lorsque l’extrémité céphalique ou antérieure de la gouttière neurale ne se ferme pas au 24e jour de la grossesse, il en résulte une malformation appelée méningoencéphalocèle. Lorsque l’extrémité caudale ou postérieure ne se ferme pas au 28e jour de la gestation, une malformation appelée spina bifida se développe, notamment au niveau de la moelle lombaire ou lombo-sacrée.

Le spina bifida est fréquent en Haïti. À l’Hôpital de l’Université d’État, en neuropédiatrie, son incidence oscille autour de 5 pour 1000 naissances, comme en Irlande, alors qu’elle ne dépasse pas 1,5 pour 1000 en Amérique du Nord. On croit que des facteurs écogénétiques jouent un rôle dans l’éclosion de cette anomalie.

De plus, d’autres parties du système nerveux y sont souvent impliquées ainsi que d’autres organes du corps. Donc, un complexe plurimalformatif d’origine génétique associé à des agents écologiques nocifs que le spina bifida. Heureusement, il existe une prévention, l’acide folique.

2. - Contrainte du milieu. D’où le soin apporté à l’environnement au cours de la grossesse. Suite à la chute imprévisible (contingence) d’une comète sur le Yucatan, il y a 65 millions d’années, l’environnement, devenu nocif pour les Dinosaures, les soumit à une contrainte de nécessité qui leur fut funeste.

Autre événement concomitant à la disparition des Dinosaures, la naissance d’Haïti, il y a aussi 65 millions d’années, à la limite du Crétacé/Tertiaire.[9]

C’est par un mouvement de surrection (contingence), occasionné par des contrecoups orogéniques, que l’île a surgi de l’Océan Atlantique né il y a 260 millions d’années.

Ayant atteint son paroxysme, voilà 50 millions d’années, l’orogenèse laramienne (contrainte) façonna le relief tourmenté de l’île et lui donna sa forme actuelle.

Haïti est située dans une zone fragile de la mer profonde des Caraïbes. Les Antilles ceinturées par des champs de fracture. Les recherches géologiques ont permis de découvrir l’existence de deux plaques tectoniques mobiles, la plaque Amérique du Nord, qui se déplace en direction d’une autre, la plaque des Caraïbes.

Il existe aussi un faisceau de failles. La faille d’Enriquillo, qui, de la Dominicanie à l’est, traverse le sud d’Haïti. La septentrionale se trouve dans le Nord. De plus, une dizaine d’autres failles, dont la plus importante est celle de Léogâne, lézardent le sud de la capitale, Port-au-Prince.

Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 en Haïti est la preuve de cette structure faillée.[10] Rappelons que Port-au-Prince, selon le rapport de Moreau de Saint-Méry (1750-1819, un colon créole, célèbre historien, l’un des acteurs de la Révolution française) a été rasé par un séisme le 3 juin 1770. Le 7 mai 1842, ce fut le tour de Santo Domingo, Santiago, Port-de-Paix. L’écrivain haïtien Demesvar Delorme (1831-1901) écrit que le Cap-Haïtien a été transformé « en un monceau de ruines. » En outre, dans ce pays le géologue français Jacques Butterlin et Fritz Pierre-Louis, géologue haïtien, ont découvert deux cratères de volcans inactifs, celui de la Vigie, près de Ville-Bonheur, et celui de Thomazeau (les deux à 100 kilomètres près de Port-au-Prince, la capitale).

 

 

3. - Contrainte de construction. Aristote l’exprime bien par sa célèbre formule : « L’homme engendre l’homme », et non un éléphant. Pareille contrainte relève de la programmation génétique. Si le hasard s’y mêle, il brouille toute réalisation du probable.

De plus, en biologie évolutive, on préfère parler d’imprévisibilité plutôt que de hasard. En voici des exemples :

1. - Imprévisibilité au niveau de la formation de l’œuf. Impossible de prévoir quel spermatozoïde s’unira à tel ovule pour former un œuf capable de se développer.

2. - Imprévisibilité au niveau des mutations génétiques. Il n’a guère été possible de prévoir les effets tératogènes de la Thalidomide sur les gènes qui codent pour le développement des membres. On connaît ces effets, l’absence d’un ou de plusieurs membres, l’ectromélie, du grec ektrôô, je fais avorter, et de mélos, membre, et la phocomélie, l’atrophie des membres, du grec phôkê, phoque et de mélos, membre. Des impacts imprévisibles, un rayonnement ionisant, la présence insoupçonnée d’un agent cancérigène dans le milieu, un virus, peuvent modifier la programmation génétique.

On sait par exemple que la mutation portant sur le remplacement de l’acide glutamique par la valine en position 6 de la chaîne bêta de l’hémoglobine est à l’origine de l’anémie falciforme. Un tel remplacement confère aux homozygotes, 0,3% des Noirs USA, et aux hétérozygotes, 8 à 13% des Noirs USA une contrainte (déterminisme) différente. Les homozygotes peuvent mourir très tôt, surtout dans les milieux techniquement sous-développés comme celui d’Haïti, de crises vaso-occlusives. Les hétérozygotes ont une espérance de vie plus grande.

 

Le syndrome de Rett, découvert en 1966 par le médecin autrichien Andreas Rett, s’exprime chez les filles en bas âge, par une atteinte très grave du système nerveux, déficience mentale, infirmité motrice sévère. C’est un gène, le MEPC2, qui, en tant que facteur déterminant, en est responsable. Imprévisible, l’incidence est de 1/10 000, allant jusqu’à 1/15 000 de la population féminine jeune.

3. - Imprévisibilité au niveau également de la dérive génétique. On appelle ainsi les changements imprévisibles de la fréquence des allèles dans certaines populations, en général les petites. Les allèles sont des gènes situés sur le même locus de deux chromosomes homologues et déterminent les mêmes fonctions.

La disparition de l’Homme du Neandertal de l’Europe et du Proche-Orient est un exemple classique de dérive génétique. Il en est de même de l’homme de Ngandong de l’Indonésie.

De même, il y a 3, 8 milliards d’années, dans les brumes indécises des océans primitifs de l’Archéen, la vie, point de départ de l’évolution biologique, fit sa timide apparition sur Terre, sous la forme d’archéobactéries. Aurait-il été possible en rétrospective de retrouver des indices de prédictibilité à partir des microgouttes pré-vivantes antérieures qui les ont précédées ?

Notons l’importance de l’épigénétique de nos jours, c’est-à-dire des facteurs extérieurs à l’organisme, comme l’environnement. Nous savons aujourd’hui que l’écosystème exerce une influence sur les cellules souches, à l’origine de tous les tissus de l’organisme. Elles ont été découvertes il y a 35 ans par l’Américain Leroy Stevens. Le stress est aussi considéré comme un facteur épigénétique. L’épigénétique est si déterminante que beaucoup de scientifiques disent aujourd’hui que la génétique arme le fusil, l’épigénétique appuie sur la détente.

 

 

 

Que notre Univers se soit constitué à partir du Big Bang, avant lequel il n’y aurait rien, selon l’astrophysicien Carlo Rovelli de l’Université de Marseille, que cet Univers ait toujours existé, comme le soutiennent Fred Hoyle et l’actuel scénario de l’inflation bramaire, saint Thomas d’Aquin n’en aurait guère été gêné. Nomen creationis potest accipi cum novitate, vel sine/Un monde éternel serait de toute façon un monde créé, explique l’Aquinate.[11] Car, sur le plan conceptuel, il n’existe aucune contradiction entre éternité et création. « Une durée indéfinie n’a rien de commun avec l’éternité du Créateur qui ne comporte pas la succession », précise saint Thomas.[12] Si la science, à l’heure actuelle, admet une évolution cosmique et biologique, elle ne peut atteindre un commencement absolu, même dans le contexte actuellement postulé d’une multitude de commencements.[13]

 

Pour évoquer la pensée de Teilhard de Chardin, nous sommes en cosmogenèse, nous sommes aussi en biogenèse et en ontogenèse.

 

L’univers de la science n’a ni aséité ni suffisance ontologique, contrairement à l’affirmation d’Engels dans la Dialectique de la Nature : « Le matérialisme n’attaqua pas le mépris et l’avilissement chrétien de l’homme, mais se contenta de poser, à la place du Dieu chrétien, la nature (la matière), comme absolu, en face de l’homme. »[14] Un impositum irréfragable. Autocréatrice, éternellement subsistante, la matière est donc investie des prédicats du Divin.[15] Feuerbach avait bien raison de dire que « le matérialisme est un panthéisme inversé. »

 

Notre connaissance scientifique du monde, explique Blondel, « nous empêche d’absolutiser ce monde comme s’il était l’Un et Tout, de le canoniser comme s’il était sa propre et unique cause, de méconnaître que dans son ensemble il procède d’une force qui n’est pas de lui ni en lui, qu’il ne peut s’achever pas plus qu’il ne peut commencer par ses propres moyens, ni dans son plan de contingence, de contrainte et de devenir… L’idole dont nous avons sans cesse fait justice, c’est celle d’une immanence close, d’un monde cyclique, d’une philosophie suffisante et exclusive de toute transcendance libératrice. »[16]

 

Enfin, que la vie soit apparue à un moment donné sur Terre, un tel phénomène relève-t-il d’un hasard pur ou d’une nécessité absolue ou d’une nécessité contraignante.

 

Aussi, Émile Boutroux fait-il valoir que « la nécessité n’est qu’apparente dans la nature. Les différents ordres de phénomènes (mécaniques, psychologiques, biologiques) se sont superposés les uns aux autres de façon contingente et l’on ne peut passer des degrés inférieurs aux stades supérieurs de l’évolution naturelle sans rencontrer une synthèse progressive des formes irréductibles. »[17]

Ayant défini supra contingence et nécessité, il importe que nous nous posions cette grave question métaphysique avec Leibniz dans ses Essais de Théodicée, Première partie, § 44 : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »

 

[1].- Guy Jalbert, Nécessité et contingence chez saint Thomas d’Aquin et chez ses prédécesseurs, Presses de l’Université d’Ottawa, 1981, p. 56.

[2].- Annie Hourcade, Grand Dictionnaire de la Philosophie, Larousse, p. 716.

[3].- Louis-Marie Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Armand Collin, 1980, p. 64.

[4].- Ibid.

[5].- Du fondement de l’induction, Œuvres I, 78-81.

[6].- Cité par Claudine Tiercelin dans le Grand Dictionnaire de la Philosophie, Larousse CNRS, 2003, p. 190.

[7].- Ibid.

[8].- Ibid.

[9].- Événements géologiques et biologiques sont souvent liés dans l’aventure de la vie.

[10].- Demeurés à l’état théologique d’Auguste Comte (1797-1857) maints Haïtiens attribuent les séismes à l’indignation du Dieu chrétien ou à la colère d’un esprit lwa du vodou, comme naguère les Anciens Grecs au mécontentement des Cyclopes ou des Titans. Les éclipses de soleil sont aussi mal vus. Les esprits lwa sont pointés, comme en Grèce ancienne Zeus au fort de ses caprices, selon le témoignage du poète Archilogue de Paros (712-664).

[11].- De Pot. III, 3, ad. 6.

[12]. - Ia, q. 46, a. 2, ad. 5.

[13].- Bien qu’on ne puisse pas confirmer expérimentalement la théorie de l’évolution, elle demeure « falsifiable », c’est à dire réfutable (de l’anglais falciability, et du verbe to falcify, réfuter) selon le critère du falcificationnisme de Karl Raimund de Popper (1902-1994). Dans La logique de la découverte scientifique Sir Karl fait savoir que « pour autant qu’une formulation scientifique décrive la réalité, elle doit être réfutable : si elle ne l’est pas, elle ne décrit pas la réalité. » Pour François Jacob, dans La logique du vivant (Gallimard, 1970, pp. 21-22), « elle reste soumise au démenti que peut lui apporter l’expérience. La formuler, c’est prendre le risque d’être un jour contredit par quelque observation. » Toutefois, les recherches en biochimie, en physiologie et en micropaléontologie démontrent bien l’unité de composition, de fonctionnement et de structure du vivant.

[14].- Karl Marx, cité par Claude Tresmontant in Les idées maîtresses de la métaphysique chrétienne, Éditions du Seuil, 1962, p. 137.

[15].- On connaît l’échec du monisme matérialiste à expliquer les qualia (quale au singulier). Voir plus loin.

[16].- Cité par Claude Tresmontant in Introduction à la métaphysique de Maurice Blondel, Éditions du Seuil, 1963, p. 103, p. 105.

[17].- De la contingence des lois de la nature, Encyclopédie Larousse.

 

Michel-Ange MOMPLAISIR

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