Expression populaire très ancienne "Ménager la chèvre et le chou" se dit pour qualifier l'attitude de qui souhaite concilier des intérêts contradictoires ou ne pas contrarier des adversaires aux attentes ou postures contraires.
En effet, la formule en elle-même présente deux protagonistes : la chèvre d'une part, le chou d'autre part. La première, herbivore friande du second, ne chercherait en sa présence qu'à le dévorer pour se l'assimiler et donc le réduire à néant se renforçant elle-même, ce faisant. Le chou, quant à lui, pauvre végétal sans attente particulière, persévèrerait dans son être jusqu'à périr par flétrissement puis putréfaction pour se dissoudre dans le monde organique, sans les assauts de quelque dévoreur.
Toujours est-il que pour que l'un et l'autre soient saufs sans dommages collatéraux , et en présence l'un de l'autre, il s'agit pour la tierce entité spectatrice de la situation de jouer très finement , afin d'éviter que l'inégal combat se solde par un assaut meurtrier ! Préserver le chou , en contenant les ardeurs de la chèvre : telle semble être la manoeuvre à mener, comme un tour de force dans lequel l'habileté tactique a à faire ses preuves....
C'est évidemment aux situations humaines que nous renvoie la métaphorique formule; et nous recourons à elle en effet pour rendre compte du jeu délicat d'un arbitre, conciliateur, médiateur, aux prises avec des parties adverses, souvent d'inégale puissance, mais qu'il s'agit coûte que coûte de sauver chacune dans son intégrité.
Nous avons tous été confrontés à des circonstances exposant de tels cas de figures; et avons eu soit à adopter le rôle de l'arbitre , soit à tenir la position de l'un ou de l'autre des duellistes , soit encore d'assister à pareille scène comme spectateur comptant les points conscient des enjeux divers de l'issue du combat .....
Un peu de recul, tel que philosophiquement il nous est demandé d'en prendre, nous amène à réfléchir sur la pertinence de cette volonté qui nous habite souvent de ne froisser personne, de chercher à tout sauver au sein d'un contexte conflictuel, de ne nous confronter à la défaite de personne, faire en sorte qu'aucune aspérité excessive n'endommage un tableau que nous souhaitons conserver aussi lisse que possible ....
*I* Opter pour le consensus ...
Adeptes du tact, soucieux de la bienveillance psychologique, convaincus des vertus de la diplomatie, mus par le sentiment humain premier de compassion envers celui qui aurait à capituler, nous pouvons être assez spontanément enclins à "ménager la chèvre et le chou". Auquel cas, nous faisons en sorte de valoriser les arguments faibles de l'un et de tempérer la force de conviction de l'autre, nous tentons de réduire si ce n'est de nier les désaccords profonds des interlocuteurs en présence, nous feignons d'aligner sur un même pied d'égalité des instances effectivement très déséquilibrées.... Ceci peut bien s'expliquer par le souhait honorable de redresser des inégalités naturelles criantes ou encore d'indiquer la préférence profonde de l'homme pour le climat pacifié qui rassure , ou bien, pour le dire encore autrement, une telle entreprise de lissage peut trouver sa justification dans le désir louable de voir tout débat se clore par une poignée de mains cordiale entre les adversaires réconciliés plutôt qu'en empoignade vociférante ou l'humiliation affligeante d'un vaincu, quand bien même rien au fond n'aurait été tiré au clair et que cette scène finale s'apparenterait à un pur et simple simulacre d'accord...
*II* L'affreux danger du "tout se vaut" !
Ce qui a pu sembler louable à première vue dans les motivations de celui qui entend "ménager la chèvre et le chou" et s'y emploie, ne tarde pas à s'exposer à certaines critiques sévères.
Effectivement, la principale valeur, qui s'érige au sein-même du processus évoqué, revient à soutenir au moins implicitement qu'au fond tout peut bien se valoir et qu'il n'est pas bon de fustiger l'un au profit de l'autre. Chacun pouvant penser et dire ce que bon lui semble selon son point de vue respectable au même titre que celui de l'autre qui lui oppose ses vues contraires ou opposées.... Mais une telle ouverture sous couvert de tolérance représente -mine de rien!- une grave entrave à l'exercice du jugement intelligent et aussi un obstacle à toute tension sincère vers plus de vérité. Car il n'est pas juste de dire qu'il y a équivalence de force des positions respectives des interlocuteurs quand tel n'est pas le cas. Et s'il est vrai que tous les points de vue ont le droit de s'exprimer et toutes les opinions le droit d'être formées, il n'est pas juste en revanche de faire comme si tout cela était dans une équivalence qualitative aux yeux de l'intelligence. Faire ce jeu pitoyable afin précisément de "ménager la chèvre et le chou" revient à démissionner de toute ascension spirituelle d'une part et même de tout respect authentique des adversaires en présence d'autre part.
*III* Qui veut tout sauver perd tout.
Le rêve de tout conserver, le désir de tout sauver, le souhait de ne rien sacrifier jamais.... Tout cela n'est ni lucide ni sage. La liberté et la vérité auxquelles l'esprit éveillé aspire réclament pour vraiment s'épanouir la nécessité d'opérer des choix, de privilégier des options, de trancher dans le vif certaines situations, même et surtout si elles se présentent à nous sous forme de dilemme. Renoncer à une chose afin d'en faire advenir plus pleinement une autre , c'est manifester une préférence véritable, élire une voie privilégiée, saluer la supériorité d'une réalité à nos propres yeux. Qui ne comprend pas cette exigence et poursuit dans son entêtement de tout tenir sans rien éliminer , faisant en sorte de mener sa vie comme un équilibriste sur un fil afin que rien ne bouge autour de lui et que jamais ne se produise un quelconque dénivellement des éléments alentour, celui-là peut-être ne tombera pas ni ne fera s'écrouler ce qui est en place autour de lui dans le monde, mais il se pétrifiera dans son immobilisme et stagnera lui-même tout comme il empêchera passivement l'évolution du monde dans lequel il est supposé évoluer lui-même.
En revanche savoir perdre, c'est se disposer à voir de jolies victoires poindre, quoi qu'il en coûte, forcément..!
AINSI...
Sage est-il d'admettre que la vocation de la chèvre pourrait bien être de s'assimiler le chou si par chance il se présente à elle, tandis qu'il paraît difficile d'affirmer autre chose concernant le chou que ceci : sa raison d'être est de se dévouer au service de la croissance et de la prospérité de la chèvre !
S'évertuer à ménager l'une et l'autre serait s'exposer à perdre les deux, voire à se perdre, soi !
Isabelle VAUGEOIS-ROUSSEL